mardi 3 septembre 2013

EXEMPLE DE COMMENTAIRE DE TEXTE REDIGE


Expliquez le texte suivant :

« Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l’autre, voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l’attachement personnel sont l’ouvrage des lumières[1], des préjugés, de l’habitude : il faut du temps et des connaissances pour nous rendre capables d’amour, on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honoré des hommes ; car, bien que ses emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses et même qu’il en produise, il en suppose pourtant toujours d’estimables sans lesquelles on serait hors d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient d’elle ; on a fait l’amour aveugle parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, et qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants. »

Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, Livre IV (1762)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.




[1] L’ouvrage des lumières : ouvrage de la raison



EXEMPLE D'EXPLICATION - ATTENTION - LES TITRES NE DOIVENT PAS APPARAITRE !!!

Introduction

« Nous étions faits pour nous rencontrer ». Ainsi parle l’amant. L’expression évoque l’idée d’un amour prédestiné auquel nous serions conduits à notre insu, nécessairement. Nous aimons croire que l’amour nous guide aveuglément, instinctivement. Nous faisons alors de l’amour un mouvement que la nature imprime en nous.
Mais nous exprimons-nous avec justesse quand nous identifions l’amour à l’instinct ? L’amour est-il un don de la nature que nous partageons avec le reste des êtres vivants ? N’est-il pas au contraire un sentiment qui est le produit d’une culture, le signe de notre humanité ? Ce sont ces questions que Rousseau aborde dans ce texte.
Rousseau nous montre que l’amour, loin d’être assimilable à une tendance instinctive et animale, est un sentiment qui nous vient de la raison elle-même. Sentiment étrange donc puisque sentiment rationnel !
Après avoir soigneusement distingué l’amour de l’instinct sexuel, Rousseau nous montre que le sentiment amoureux révèle la dimension morale et rationnelle de la sensibilité humaine. C’est cette nouvelle conception – paradoxale – d’une raison qui se fait sentiment que nous tâcherons d’éclairer.


I - l’opposition entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux

Rousseau commence son propos par une opposition entre le sentiment amoureux et le « penchant de l’instinct ». Selon lui, tandis que l’instinct oriente l’animal non pas vers un individu particulier mais vers tout individu en tant qu’il est un représentant de l’espèce, l’amour humain nous fait choisir quelqu’un parmi les autres, il est sélectif. Avant de nous pencher sur le sens de cette opposition, nous pouvons nous demander pourquoi Rousseau prend tant de soin à opérer cette distinction. Peut-être parce l’amour et le « penchant instinctif » sont facilement assimilables l’un à l’autre. Tous deux en effet sont orientés vers l’union physique, l’amant ressent pour l’aimé un grand désir charnel, et nous entendons par amour accompli un amour qui s’est réalisé sur le plan sexuel. Quelle différence y a t-il alors entre les deux types d’union ?


1 – L’indétermination de l’instinct sexuel.

C’est contre cette facile confusion que Rousseau nous offre un critère de distinction : l’instinct qui conduit à l’acte sexuel est « indéterminé », à l’inverse le « véritable amour » est d’abord sélection, il est du côté du « choix », des « préférences », de l’ « attachement personnel ». Intéressons-nous au premier pôle de l’opposition : que signifie la phrase « le penchant de l’instinct est indéterminé » ?
Dans un premier sens, une chose est indéterminée quand elle n’a pas de contour défini, de limites précises, de définition claire. Dans un second sens – qui a trait au domaine de l’action et du comportement (dont le « penchant » est une des formes) - nous nous disons « indéterminés » lorsque nous n’avons pas encore fait notre choix, que toutes les options sont également valables, que toutes les solutions se valent. Que nous n’avons aucune raison d’en préférer une à l’exclusion des autres. Que serait donc un penchant instinctif « indéterminé » ? Selon le premier sens que nous avons dégagé, nous répondrons que ce penchant est indéterminé parce qu’il ne porte pas sur quelque chose en particulier, qu’il est général. Pourtant on pourrait objecter que le penchant sexuel et instinctif concerne bien deux individus particuliers parmi tous les autres, qu’il est justement cette orientation qui porte deux individus à s’unir. Par ailleurs, nous savons que l’instinct dicte à l’individu des comportements très précis et rigides dont il ne peut sortir, qu’à ce titre ces comportements sont fortement déterminés (telle abeille ouvrière aura tel comportement précis etc. ). Ce n’est donc pas ainsi qu’il faut entendre l’expression. Il faut alors préciser. Lorsque Rousseau que « le penchant de l’instinct est indéterminé », il veut dire que ce penchant n’a aucune raison de s’orienter vers tel ou tel individu à l’exclusion de tous les autres. Rousseau se réfère ici au deuxième sens de l’adjectif « indéterminé ». Dans l’instinct sexuel, l’individu n’est pas ici considéré en lui-même et pour lui-même, il est l’incarnation, le représentant individuel de son espèce. Il ne peut pas être dit « choisi ».  Ce qui caractérise en effet l’instinct c’est d’imprimer à l’individu un comportement propre à l’espèce tout entière. Si chaque individu vivant est régi par l’espèce, chaque espèce est elle-même intégrée au grand et nécessaire « mouvement de la nature ». « Nature » est ici le nom donné à ce dynamisme qui ébranle tous les vivants, à cette force de vie qui se retrouve partout, indépendamment des différentes espèces. A peine ce mouvement se laisserait-t-il réduire à un seul principe : l’instinct de reproduction.

2 –  L’amour comme sélection

Contre cette indétermination de l’instinct sexuel, le véritable amour implique une sélection qui n’a rien de naturel. Qui suppose au contraire que l’homme se soit affranchit du pur et simple instinct. C’est d’ailleurs pourquoi cette sélection amoureuse se révèlera dans le texte très complexe. Pour exprimer cette élection d’un individu - à l’exclusion de tous les autres – Rousseau a recourt à trois expressions : « choix », « préférences », « attachement ». Autant de manières qui conditionnent le choix de l’être aimé. Quelles réalités recouvrent ces subtiles distinctions ? Pour le comprendre, aidons-nous des trois groupes de termes qui suivent. Rousseau nous explique que « le choix, les préférences, l’attachement personnel sont l’ouvrage des lumières, des préjugés, de l’habitude ». A chacune des modalités de sélection amoureuse correspond donc respectivement une origine. Ainsi le choix vient-il des « lumières ».. Qu’est-ce que les lumières ? A l’époque de Rousseau, influencée par les Encyclopédistes (avec lesquels le philosophe se lia un temps), les lumières se caractérisent par le fait que la raison humaine s’affranchit de la tutelle religieuse et se découvre  une triple capacité : capacité à connaître le monde de manière scientifique, capacité à le transformer de manière technique, capacité à progresser moralement d’un point de vue individuel et collectif. Le choix indique donc une sélection, une élection qui se fait par un usage libre et éclairé de la raison. Choisir en amour, c’est choisir en connaissance de cause, librement, selon les « lumières ». Et c’est choisir selon le Bien. Qui voudrait appeler amour un sentiment extorqué ? Qui ne comprend le désarroi de la jeune Cécile de Volanges1, à qui l’on impose un mari dès sa sortie du couvent ? Que l’amour soit consentement volontaire, nous le comprenons.
La suite du propos de Rousseau est plus difficile à suivre : il nous dit que les préférences – autre figure de la sélection amoureuse – nous viennent « des préjugés », de même « l’attachement personnel » de « l’habitude ». Quoi de plus étranger à la raison que le préjugé puisqu’il est précisément un jugement sans raison, un jugement avant toute forme de procès, de réflexion ? Les Lumières ne sont-elles pas le juste combat contre le préjugé : produit de l’obscurantisme et de la superstition ? Comment associer ces deux conceptions – apparemment contradictoires – d’un amour qui serait à la fois un choix rationnel et une préférence, fruit du préjugé ? De même, l’habitude de laquelle naît l’attachement personnel n’est-elle pas aussi arbitraire et sans raison ? L’habitude de côtoyer l’autre me le rend parfois indispensable au sens où sa présence revêt une épaisseur quotidienne : il suffit alors qu’il me quitte pour me manquer aussitôt. On nomme parfois ce manque et « l’attachement » qu’il révèle : amour. Mais ce lien n’est-il pas né de la transformation du hasard de la rencontre en besoin nécessaire ? Ne serait-il pas alors à mille lieux de tout choix amoureux, s’il est vrai que l’attachement dépend alors moins de la personne que de la durée, du « temps » du compagnonnage ? Et il y a bien autour de nous des couples sans amour qui ne survivent que par les liens rigides de l’habitude !
Ces contradictions ne persistent que si nous voulons séparer tous ces éléments. Ils sont bien distincts mais comme autant de facteurs, d’ingrédients pourrait-on dire, participant ensemble à l’alchimie amoureuse. C’est pourquoi Rousseau peut utiliser la formule paradoxale de « jugements qui se font sans qu’on s’en aperçoive ». Point d’amour sans choix conscient et libre, certes ; mais ce choix est nourri des préjugés sociaux et se confirme dans l’habitude grâce à laquelle les liens, « l’attachement personnel » se resserrent et s’épaississent.
Rousseau veut nous montrer ici que toutes les modalités de l’élection amoureuse ont un caractère commun malgré leur diversité : elles sont toutes issues de la société. Il ne faut pas comprendre ce terme sur un plan sociologique et dire que l’amour est conditionné seulement par l’appartenance sociale, on a vu que ce n’était qu’un élément parmi d’autres. Il faut entendre société de manière très générale comme le regroupement artificiel d’individus. Pour Rousseau en effet, la société humaine n’est pas une association naturelle, elle signe la rupture avec l’état de nature (rupture que Rousseau explique par « un funeste hasard » qui a obligé les hommes à se rassembler pour survivre). Ainsi, Rousseau distingue-t-il, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), « l’homme de la nature » - instinctif et solitaire – et « l’homme de l’homme » - volontaire et sociable. L’homme dans l’état de nature est un être autosuffisant gouverné par l’instinct, tandis que l’homme entré en société se découvre une volonté individuelle, une conscience, en même temps qu’il rentre en rapport avec autrui. Or, quels sont les rapports qui évoquent le mieux l’entrée en société sinon les rapports de distinction et de comparaison par lesquels l’homme s’affirme comme individualité irréductible, parmi les autres ? Comparer en effet, c’est toujours distinguer, faire la différence, entre des choses qui appartiennent à un même groupe, qui possèdent entre elles un minimum de points communs. La comparaison est l’archétype du rapport social puisqu’elle permet à l’individu de se distinguer parmi les siens. L’amour est un sentiment éminemment social puisqu’il est élection, sélection du partenaire. A ce titre, il est très loin du sentiment épuré qu’en font les poètes, il revêt une certaine dureté en participant de la compétition et de l’inégalité sociale (sélectionner, élire, c’est toujours exclure).
Comment juger cette sélection propre à l’amour qui n’est pas simplement le fruit d’un choix conscient ? Que faut-il penser de ce sentiment amoureux qui manifeste notre sortie de l’état de nature mais dont participe le préjugé social ? Il faut bien dire que s’explique ici la perception ambiguë que se font de l’amour la plupart des hommes.

II – L’amour révèle la dimension morale de l’homme

1 – L’amour provoque égarements et qualités odieuses

Cette ambiguïté se retrouve dans le constat que fait Rousseau. L’amour est globalement « honoré des hommes », en même temps qu’ils lui reconnaissent des travers. Que sont ses travers ? D’une part, négativement, il ne purifie pas celui qui est amoureux, i.e. il ne le libère pas de ses défauts, il ne le donc rend pas meilleur. A ce titre, Rousseau n’adhère pas tout à fait à la conception platonicienne de l’Amour. Dans le Banquet, le philosophe antique développe l’idée selon laquelle l’amour est le moyen de parvenir à la contemplation du Beau-en-soi. Il met en scène, à la fin de son dialogue, Diotime - prêtresse de Mantinée - qui révèle que l’Amour est cet élan bien compris qui doit nous mener du désir des beaux corps à la vue du Bien et du Beau en soi, qui sont intelligibles. L’Amour, pour Platon, revêt une dimension pédagogique et édifiante en nous orientant vers le monde des Idées (vers le Bien, le Beau, le Vrai). Rousseau considère au contraire que l’amour n’a pas de vertu cathartique, purificatrice. Par ailleurs, Rousseau va plus loin en affirmant que l’amour peut « produire » des « emportements » et des « qualités odieuses ».
Quels sont ces « emportements » et ces « qualités odieuses » ? Il n’est pas besoin de chercher bien loin. Nous trouvons chez Descartes l’expression de la négativité du sentiment amoureux qu’il situe sur le plan de la « passion ». Qu’est-ce qu’une passion ? C’est pour Descartes le fait de pâtir de quelque chose, de le subir (Patior : j’endure). A ce titre, la passion s’oppose à l’action, le sentiment amoureux à la volonté rationnelle. L’amour est emportement en ce sens qu’il est une émotion – c’est-à-dire quelque chose qui me met proprement en mouvement (motio : mouvement), qui me fait agir – indépendamment de ma volonté, sans raison apparente. Dans une fameuse lettre (Lettre à Chaunut du 6 juin 1647), Descartes rappelle son amour pour une jeune fille de son âge, « qui était un peu louche » : il en conclut que le sage doit se préserver de ce sentiment puisqu’il peut parfois nous faire préférer les défauts aux qualités, le mal au bien. Non seulement l’amour nous fait choisir le mal mais il peut nous conduire à faire le mal. Les « qualités odieuses » que provoquent l’amour sont facilement déterminables : jalousie, méchanceté, injustice. Elles ont toutes une origine commune : le désir exclusif de posséder l’être aimé. Pour posséder l’autre, je peux accomplir des actions que la morale condamne ; par peur de le voir partir, je peux vouloir le retenir à toute force. Par le biais de ce désir de possession, nous retrouvons avec Rousseau l’idée selon laquelle l'amour est né avec la société. Dans l’état de nature, point de propriété, point de volonté de s’approprier les choses, encore moins l’autre homme. « L’homme de l’homme » dispose des choses de manière occasionnelle, pour sa stricte survie, sans vouloir légitimer au yeux des autres cette possession, sans l’instituer en droit de propriété. Ce désir de m’approprier les choses est contemporain de la société et le désir amoureux en est une forme dérivée.

2 – La dimension morale du sentiment amoureux.

Après avoir admis les défauts propres à l’amour, Rousseau arrive à l’essentiel de son propos qui est de réhabiliter le sentiment amoureux. Ce dernier est le révélateur de la dimension morale du cœur humain. A ce titre, les travers que provoque l’amour et les qualités « estimables » qu’il « suppose » ne doivent pas être sur le même plan. Si l’amour est depuis toujours « honoré » des hommes, c’est bien parce que ces « qualités estimables » l’emportent largement sur les menus défauts qu’il produit. En quoi consistent donc ces qualités ? Sur quel plan supérieur se situent-elles ?
Il est d’abord à noter - comme nous le disions en faisant référence à la conception platonicienne de l’Amour – que ces qualités estimables ne sont pas provoquées par le sentiment amoureux. Ce dernier les suppose. Qu’est-ce à dire ? Sans doute, que l’amour ne peut embraser que le cœur qui possède déjà ces qualités : c’est en ce sens que nous disions que l’amour ne rendait pas meilleur Nous pouvons maintenant ajouter que l’amour agit comme un révélateur. Cherchons donc à déterminer quelles sont les qualités que l’amour révèle.
Rousseau nous met en quelque sorte sur la voie lorsqu’il prend soin de rattacher l’amour au plan de la raison et non à celui de la passion. Nous avons vu que Descartes condamnait l’amour parce qu’il était une passion « aveugle » au sens où l’amour nous conduit sans raison. Rousseau semblait d’accord avec cette conception. Comment comprendre qu’il fasse ici de l’amour un produit de la raison ? Ne se contredit-il pas ? Ce que nous disions peut nous aider à comprendre ce point. Sil l’amour est égarement et confusion : c’est seulement dans ces effets. Et Rousseau admet ce constat d’évidence. L’amour peut nous rendre jaloux et méchant.
Néanmoins, Rousseau rejette l’explication cartésienne qui voit dans la cause de ces égarements une irrationalité foncière. Au contraire, l’amour a pour origine la raison, il « nous vient d’elle » ! Il n’y a pas ici contradiction. En effet, si nous jugeons l’amour trop passionnel, c’est parce que nous le jugeons dans ces effets spectaculaires et immédiats. Nous devons l’envisager plutôt dans sa signification plus profonde. « Nous avons fait l’amour aveugle parce qu’il a de meilleurs yeux que nous ». Derrière l’obscurité dans laquelle nous conduit l’amour, il y a une clarté plus essentielle. Clarté telle qu’elle nous aveugle !  Derrière son irrationalité apparente se cache une Raison plus puissante. Nous nous comportons à l’égard de l’amoureux comme les prisonniers que décrit Platon dans la République. Après avoir contemplé la véritable Lumière (celle de l’Intelligible), le philosophe retourne dans la Caverne : ce passage soudain à la pauvre et artificielle clarté de la grotte l’aveugle et l’embarrasse. Les prisonniers le traitent alors de fou, se moquent de lui – tandis que lui seul possède la véritable sagesse, et lui seul a rencontré le Vrai.. Ne nous moquons pas pareillement de l’amoureux : un illuminé qui a perdu sa raison dans la profondeur des yeux d’une fille ? C’est dans la mesure où il possède une sagesse qui nous dépasse que nous croyons l’amour imbécile.
En quoi consiste cette sagesse ? Où réside sa rationalité ? Comment comprendre cette Raison Supérieure qui agit dans l’amour ? Rousseau ajoute que l’amour « voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir ». Sa sagesse est dans la pénétration du regard. Nos sens sont comme atrophiés, nous n’apercevons de la réalité que sa surface. L’intimité des choses nous est cachée, l’amour nous la révèle. Il nous révèle des rapports intimes entre les choses, des liens profonds. Baudelaire parlera un siècle plus tard de « Correspondances » : chaque chose, chaque signe – aussi fugace soit-il - renvoie à une signification plus profonde, à la trame même du réel. Dans l’amour se révèle entre moi et l’aimé un lien qui semblait exister sourdement depuis toujours, une union que le désir ne fait qu’actualiser.
Tout ceci s’accomplit dans un aveuglement apparent, dans l’inconscience et l’ivresse. Etrange Raison, donc – qui agit inconsciemment ! Ici, Rousseau distingue implicitement la Raison et la conscience. Cette dernière a la vue courte et superficielle ; l’autre au contraire a le regard lointain et pénétrant. L’essentiel se réalise sans que nous puissions l’ « apercevoir », c’est-à-dire sans que nous en prenions conscience. Nous retrouvons ici l’idée que l’élection amoureuse se réalise à notre insu, comme le disait Rousseau plus haut : « Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive ». Mais ici Rousseau va plus loin, il dépasse l’ordre de la description sociale pour rentrer dans l’ordre du jugement moral. L’amour n’est pas un sentiment né simplement de la société des hommes, il manifeste la dimension morale de l’homme. Il nous pousse inconsciemment à rétablir un contact avec le bien moral, que Rousseau évoque sous les figures du « mérite » et de la « beauté ». Qu’est-ce que le mérite sinon les qualités morales que l’autre manifeste – courage, bonté, honnêteté par exemple – en tant qu’elles le rendent digne d’estime à mes yeux ? L’idée de mérite est donc moins l’idée d’un ensemble de vertus en soi que l’idée d’un rapport moral à autrui. Rousseau nous dit qu’il ne peut y avoir d’amour de l’autre sans estime de l’autre. L’autre figure de l’amour comme rapport moral à autrui est plus énigmatique. Comment la beauté sensible peut-elle manifester une qualité morale ou spirituelle ? N’est-elle pas de l’ordre de la contingence naturelle ? En fait, nous ne devons pas comprendre l’idée de beauté comme l’adéquation à un canon esthétique rigide : à ce titre tel top model serait à coups sûr vertueux. La beauté au sens de Rousseau doit être prise au sens plus large de charme par lequel s’exprime la bonté intérieure d’une personnalité, la force morale d’un individu. C’est ainsi que Socrate, malgré une apparence physique disgracieuse – il ressemble aux satyres : nez camus, yeux exorbités et gros ventre – possède un charme envoûtant qui captive le bel Alcibiade.
Rousseau termine son texte par un retour à l’opposition initiale entre instinct et amour, nature et raison. Non plus cette fois pour les exclure, mais pour les articuler à la lumière de la découverte de la sagesse de l’amour. Rousseau nous dit que l’amour, non seulement ne vient pas de la nature – ce que nous savons déjà – mais en constitue la « règle » et le « frein ». Qu’est-ce à dire ? Il nous faut sans doute ici retourner au contraste entre l’indétermination de l’instinct et la sélection amoureuse. Ce qui caractérise l’instinct pour Rousseau est précisément d’agir de manière aveugle, de rechercher l’autre sexe en général, en deçà des différences individuelles. Il revêt un aspect frénétique, mécanique puisqu’il n’est gouverné que par le seul principe de reproduction. Ainsi, si l’homme ne connaissait que ce type de penchant instinctif, « toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable ». Ici donc, point d’attachement, de fidélité, de couple, de famille : l’homme serait emporté par le simple élan physique et les individus s’accoupleraient de manière ponctuelle et anarchique. L’amour qui sélectionne le beau et le bien fonctionne bien comme une règle c’est-à-dire comme un principe régulateur des pulsions. Au lieu d’un désir sexuel qui porte sur l’autre sexe indistinctement, l’amour me fait préférer un individu parmi tous. Par là même, l’amour contient le désir sexuel dans des limites raisonnables, il l’empêche de s’exprimer de manière désordonnée et anarchique en le fixant sur un seul objet du désir. Derrière les excès apparents de l’amour se dissimule en réalité une profonde pondération.

Conclusion

Dans ce texte, Rousseau a voulu nous montrer que l’amour n’était en rien un penchant naturel et instinctif dont il faudrait se méfier. Au contraire ce sentiment est le signe de notre rupture avec la nature et de notre entrée dans une sphère spécifiquement humaine.
Bien plus, derrière les désordres passionnels qu’il provoque, il nous révèle notre destination morale. Il est le meilleur guide qui soit pour nous porter vers le Bien : il nous oriente bien plus sûrement que ne le feraient notre conscience et nos froids calculs. Ainsi, Rousseau nous offre-t-il ici une conception de l’amour qui réconcilie le sentiment sourd et la raison qui connaît. La véritable connaissance – celle du Bien moral – s’accomplit paradoxalement souvent à notre insu et à l’aide d’une raison qui sait se faire cœur.



























Notions et problèmes évoqués dans ce texte

Les passions, le désir, l’amour
Les passions sont-elles toujours néfastes ? L’amour n’est-il qu’un désordre ? Le désir fait-il toujours souffrir ? Est-il déraisonnable d’aimer ? L’amour est-il un don de la nature ? Aimer : est-ce un devoir ? L’amour me rend-il meilleur ?

La morale
Doit-on fonder la morale sur la seule raison ? La morale doit-elle se passer des sentiments ? Pour être moral, dois-je être insensible ?


























































2 - «  Le corps vit grâce à plusieurs organes et ressent des pulsions qui sont parfois incompréhensibles. La pulsion de l’amour ne déroge pas à la règle. Elle est à la fois présente en nous mais tout ce qui l’entoure est rempli de mystères. Ce sont ces mystères que Jean-jacques Rousseau tente d’élucider afin de répondre au pourquoi du comment qui fait que l’amour influe tel comportement sur notre personne. Nous allons donc tout d’abord procéder à l’étude ordonnée  de son analyse puis nous verrons en quoi cette analyse répond au problème. »

3 - « Ce texte est un extrait d’une œuvre de Jean-jacques Rousseau qui évoque le sentiment amoureux. La question que celui-ci semble se poser est de savoir si l’amour est purement naturel, instinctif où s’il vient de l’usage de la raison, et en ce sens « honoré » pas les hommes.
Rousseau s’oppose à une idée reçue qui est que l’amour provient de « l’instinct » naturel. Durant tout le texte, il développe son idée. D’après lui, le véritable amour naît d’une réflexion et invoque « la beauté et le mérite ». Il met en opposition l’amour et l’instinct.




Que pensez-vous de ces trois introductions ?

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1 Cf. Les liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos (1782)